QUELLE ALGÉRIE POUR NOS ENFANTS ? Les utopies à notre portée

«Alors que tu chasses un tigre par la porte de devant, un loup peut entrer par celle de derrière.»

 

Proverbe chinois

 

 

Prof. émeri. Chems Eddine Chitour

 

Chems Eddine Chitour

 

La dernière émission de « Question d'Actu » présentée par l'éclectique journaliste Ahmed Lahri est la deuxième partie d'une contribution au Cinquantenaire de l'Algérie, dédiée, à l'avenir de l'Algérie. Les participants choisis avec pertinence ont représenté à la fois des universitaires et des entrepreneurs, des hommes qui continuent à croire au quotidien à ce pays et des jeunes qui veulent donner à ce pays et représentés par deux jeunes scientifiques de talent qui sont venus exposer le travail d'une équipe de chercheurs délocalisés. Ont participé à ce débat modéré par Ahmed Lahri, MM.Naji Belhassine économiste, Samy Boukeila du collectif Nabni, Monsieur Driss Allouache avocat et enseignant à l'Université d'Alger, le Pr Zoubir Mouaki Benani enseignant à l'Université de Las Vegas (Nevada) et le Pr Chems Eddine Chitour enseignant à l'Ecole Polytechnique d'Alger.

 

Un petit documentaire introductif a permis de présenter le collectif «Nabni» (site: www.nabni.org) généreux think thank algérien regroupant la fine fleur de l'intelligentsia algérienne des quadras, qui a pour ambition de proposer une voie de développement de l'Algérie basée sur 100 propositions touchant tous les secteurs de la vie active, notamment l'éducation, la santé, les relations du citoyen avec l'administration, en un mot les conditions d'une bonne gouvernance.

 

Lors de ma première intervention, j'ai d'abord fait une brève rétrospective de ce que fut la colonisation et comment en France, lors d'un débat organisé par Médiapart qui a invité des historiens de tout bord, une intervention scandaleuse a visé à diluer la responsabilité de la colonisation française dans le drame global du peuple algérien sur trois périodes: avant la colonisation -période turque- pendant la colonisation française et après la colonisation ouvrant naturellement aussi le procès de l'après-indépendance. Cette vision de l'histoire qui consiste à nier la colonisation, est plus insidieuse que le mythe de l'œuvre positive de la colonisation. Elle dédouane la colonisation française et compare ses méfaits à ceux avant et après la période française. Il est inutile de dire que cette version a été plébiscitée.

 

Commentant les actions du collectif Nabni, j'ai insisté sur la nécessité, avant de dérouler le catalogue de mesures aussi pertinentes soient-elles, de s'entendre en tant qu'Algériens sur le type de société que nous souhaitons ériger, tenant compte de toutes les contraintes endogènes et exogènes que l'on doit au préalable recenser.

 

Il est indispensable de s'entendre sur le fond rocheux des invariants de la personnalité algérienne tels que l'écriture de l'Histoire qui doit remonter le plus loin possible en assumant toutes les périodes: celles qui nous mettent en valeur et les autres. Il y avait des civilisations qui ont émergé après la préhistoire riche de l'Algérie et qui remontent d'après les fouilles des archéologues, tels qu'Arembourg, à près de deux milliards d'années. Les gisements de l'homme de Tifernine (Palikao près de Mascara) de Aïn Hanech près de Sétif sont là pour témoigner que cette terre était habitée. Il y a dix millénaires, avant la venue des Arabes porteurs du message de l'Islam, des civilisations se sont succédé: après l'épopée du roi Schichnaq vers 956 avant J.-C. et qui vainquit un pharaon d'Egypte s'installant sur son trône pour deux siècles (22e dynastie), ce fut ensuite les royaumes Massyles et Massaessyles qui se partageaient le Maghreb.

 

L'Islam maghrébin fut porteur d'une civilisation et ce sont des dynasties berbères qui lui donnèrent son rayonnement aussi bien par la conquête de l'Espagne que par l'avènement de dynasties qui eurent des destins divers jusqu'à la venue des Ottomans qui occupèrent le pays pendant trois siècles. La France vint à son tour conquérir l'Algérie avec les dégâts que l'on sait et pendant cent trente-deux ans les Algériens luttèrent. Il est donc plus juste de situer la Révolution de Novembre 1954 comme étant le point d'orgue d'un combat de 132 ans contre l'envahisseur. Cette assummation de l'histoire de l'identité plurielle des Algériens contribuera à la sérénité préalable à tout vivre ensemble pour constituer une Nation qui, pour Renan, doit être un plébiscite de tous les jours.

 

Le Pr Zoubir Mouaki Benani pense que les Algériens ne communiquent pas assez entre eux.

Pour Driss Allouache, l'initiative Nabni est très intéressante, il pense néanmoins que le préalable du projet de société est indispensable. Pour Samy Boukaila, le but du collectif Nabni est de contribuer à régler les problèmes au quotidien des citoyens. Pour lui, les Algériens ne sont pas intéressés par le type de société. Même constat de Najy Belhassine pour qui il est important de s'intéresser à ce qui peut améliorer le quotidien. Les Algériens attendent des propositions concrètes.

 

Quel futur peut-on espérer dans les faits?

 

On veut se projeter dans l'avenir. Soit. Comment? A titre d'exemple, nous sommes à 1000kWh/hab/an. L'Algérie de 2030 c'est 45 millions d'habitants. Doit-on aller à 2500kWh/hab/an qui est actuellement la moyenne mondiale? Est-ce que l'on doit continuer à pomper frénétiquement le pétrole, recevoir des dollars que l'on place dans les banques américaines? Notre meilleure banque est notre sous-sol. S'il y avait une stratégie énergétique.

 

Le système éducatif algérien a, depuis l'Indépendance, fait l'objet d'une attention particulière des différents gouvernements. Sans être exceptionnel, il arrive à scolariser plus de huit millions d'élèves avec un budget qui, bien qu'important, est marginal par rapport aux coûts internationaux de formation d'un élève, d'un lycéen, d'un étudiant. Ceci étant dit, nous avons toujours préservé la massification. Chaque année, le nombre d'étudiants croît en moyenne de 100.000 étudiants, soit 10 universités de 10.000 places avec au minimum 2000 enseignants de rang magistral. Nous n'avons ni les moyens humains en qualité ni les moyens techniques. Ce qu'on inaugure ce sont des espaces, ce qu'on appelle des places pédagogiques ne correspondent pas à la dispense et à la garantie d'un savoir de qualité pour l'étudiant. Si on y ajoute la cacophonie dans les programmes, la fuite en avant du LMD, le canular des classes préparatoires, version algérienne, nous avons tous les ingrédients d'une fuite en avant qui fait qu'on lamine aussi les dernières défenses immunitaires en saccageant les rares îlots où l'on dispensait un enseignement qui, sans être exceptionnel, est d'une facture pédagogique honnête.

 

Ceux qui ont souffert ont travaillé, doivent être à l'honneur, ce n'est pas la rente qui va donner un destin à l'Algérie. Il nous faut former l'homme nouveau en lui donnant les meilleures conditions de travail et en lui donnant, à la sortie, un travail digne de son savoir. Ce n'est pas le filet social qui va arrêter le départ d'un jeune ingénieur pétillant, à 800 km de l'Europe. Il nous faut arrêter l'hémorragie et cesser d'opposer ceux qui sont partis à ceux qui sont restés, faisant comprendre indirectement que ceux qui sont restés sont «le bas de gamme». On ne construit pas un pays avec des coopérants. Ce qu'il nous faut, c'est une morale. Où étaient les donneurs de leçon à distance quand l'Algérie jouait sa survie?

 

A tort, on pense que la rente nous dispense de former des cadres créateurs de richesses puisque tout est importé et qu'il suffit de savoir doser la répartition de la rente entre les classes dangereuses, les satrapes du système et les autres. L'école ne fait plus rêver, il vaut mieux être footballeur pour gagner en une fois le gain de toute une vie pour un enseignant. On pense que c'est comme cela- cela fait bien d'imiter les autres-, c'est le professionnalisme qui fait que des sommes vertigineuses passent au gré du mercato dans les poches des jeunes qui n'ont rien prouvé pour le pays. Il est une deuxième façon d'avoir une visibilité fulgurante, c'est être troubadour, notamment ces dix dernières années où tout est fait là aussi pour égayer le peuple qui travaille beaucoup, c'est alors une débauche sans compter des récitals d'anniversaires, de fêtes en tout genre où «on fête tout» dans l'ivresse du baril à plus de 100 dollars.

 

Cruelle erreur, au lieu de récompenser les besogneux, ceux qui continuent à croire en ce pays, on fait dans le m'as-tu-vu. Rien ne peut se faire sans un retour de la confiance, sans que le regard de nos gouvernants concernant l'université et les gardiens du temple change. Si l'Algérie décide de se mettre au travail, il faut qu'elle forme les cadres de demain sérieusement, la première chose à faire aussi est de réhabiliter les formations d'ingénieurs qui ont été supprimées. Chaque Algérien devrait être concerné par cette lente agonie sous des dehors trompeurs. Si j'ai un message à donner aux élèves ingénieurs, c'est de leur dire de se battre avec les armes de la science. Personne ne nous fera de cadeau. Prenons le dur chemin de la science, du savoir, de la sueur.

 

Monsieur Driss Allouache abonde dans le même sens, à savoir la nécessité d'un projet de société. Pour lui, dans les années soixante-dix, l'Université algérienne était respectable, les enseignants coopérants étaient très compétents et le passage par Alger était un plus dans leur carrière. Cet excellence de l'enseignement a aussi été souligné par le Pr Zoubir Mouaki Benani de l'Université de Las Vegas, qui a pris l'exemple de sa fille bachelière à 16 ans récompensée par le président Bush, preuve que le savoir est la première fierté des Etats et mis à l'honneur. Il pense par ailleurs, que les Algériens manquent de communication.

 

Pour les experts du collectif Nabni, il faut d'abord satisfaire les besoins immédiats, il faut agir sur les choses. Reprenant la phrase du Président à Sétif, le 8 Mai, qui invitait à passer la main «Tab djenanna», ils ont pour crédo: «Nagharsou fi djenane djadid», «nous allons planter dans un nouveau jardin», expliquant par là que la relève existe, il faut lui donner les moyens de donner la pleine mesure de son talent.

 

Revenant sur la nécessité d'un cap, sur laquelle les intervenants on été d'accord, j'ai mis en exergue la nécessité de revoir fondamentalement le système éducatif et mettre un frein à l'anomie actuelle qui fait que l'Université est tenue soigneusement à l'écart. Dans ce cinquantenaire, la période 1965-1978 a vu la mise en place d'un tissu industriel notamment en raffinage GNL, Steam cracking... Nous n'avons plus rien construit depuis, au contraire tout ce qui a été édifié a été minutieusement démoli.

 

Le soporifique scénario de la diversion

 

Graduellement, l'Algérien a fermé les portes de l'ijtihad «l'effort», nous avons cessé d'être des bâtisseurs, nous sommes devenus des marchands dans la plus pure tradition arabe du farniente, du narguilé, enivrés par les vapeurs d'un baril de pétrole à plus de 100 $ qui nous donnait l'illusion factice que nous étions «arrivés», roulant pour certains en 4x4 avec un portable accroché à l'oreille, s'enflammant pour un match de foot gagné, ou enflammant des pneus pour un appartement «qui leur est dû», dansant avec les barils de pétrole - part qui revient à des générations futures - fêtant tout comme du temps des Romains.

 

Justement à propos de cette propension du pouvoir à caresser dans le sens du poil les pulsions de la facilité de la jeunesse ( sport, émissions soporifiques abrutissantes et pour les plus nantis l’organisation de fêtes de chants et de danse rituelles sous le haut patronage de la culture ou de ce qu’il en reste. Cela rappelle étrangement le « Panem et circenses » : (Pain et Jeux du cirque) qui , lit-on dans l’Encyclopédie Wikipédia, est une expression utilisée dans la Rome antique pour dénoncer l'usage fait par les empereurs romains de distributions de pain et d'organisation de jeux dans le but de flatter le peuple afin de s'attirer la bienveillance de l'opinion populaire. L'expression est attribuée au poète latin Juvénal, qui lui donne un sens satirique et péjoratif Aujourd'hui, elle est souvent utilisée pour signifier la relation biaisée qui peut s'établir dans ces périodes de relâchement, ou de décadence, entre : une population qui peut se laisser aller, se satisfaire de pain et de jeux, c'est-à-dire de se contenter de se nourrir et de se divertir et ne plus se soucier d'enjeux plus exigeants ou à plus long-terme concernant le destin de la vie individuelle ou collective. un pouvoir politique qui peut être tenté d'exploiter ces tendances « à la vie facile et heureuse » par la promotion de discours et de programmes d'action populistes ou court-termistes ». (1).

 

La légitimité du savoir

 

Dans tout cela où va l'Algérie? Peut-on continuer à se tenir le ventre chaque fois que le baril yoyote? Ne devons-nous remettre les Algériens en leur traçant un cap en affirmant au préalable que nous avons notre propre identité spécifique en tant qu'Algérien empruntant ce qu'il y a de bien en termes d'effort de recherche de travail bien fait à cet Occident hégémonique sur tous les plans. Nous ne pouvons pas continuer à payer 8 milliards de dollars pour nous nourrir, important des melons du Brésil, des bananes d'Equateur, des raisins d'Espagne, voire des containers d'ails tuant dans l'œuf tout développement de l'agriculture. Par ailleurs, nous devons protéger la production nationale et produire graduellement ce que nous importons. J'avais donné l'exemple d'un microscope (grossissement 300 fois) que les élèves ingénieurs à Sétif avaient produit à l'Université de Sétif. Il n'y eut pas de suite à la demande d'encouragement de production industrielle pour le système éducatif. Le résultat est que nous importons des milliers de microscopes à des centaines de milliers de dollars.

 

Les défis du pays sont immenses, ils sont à l'échelle planétaire et déteignent sur nous. Outre la nécessité d'un système éducatif performant en phase avec la marche du monde, nous avons les défis de l'eau, l'Algérie est en stress hydrique, les défis concernant l'avancée du désert et le «Barrage vert» à qui on redécouvre trente ans plus tard des vertus, aurait pu nous prémunir. Les défis des changements climatiques, les défis de l'énergie de plus en plus récurrents mais aussi les défis existentiels.

 

Un pays de 2.381.743 km², premier pays d'Afrique, premier pays arabe, premier pays méditerranéen, dixième pays au monde et enfin supérieur en surface à l'Europe des six, riche en hydrocarbures, un immense territoire avec différents climats, ne peut pas laisser indifférent. Il nous faut affirmer et consolider l'être ensemble et aller peut-être vers une décentralisation à l'allemande avec les landers ou à l'américaine avec l'Etat fédéral (langues, drapeau, monnaie, armée) et les Etats capables de participer chacun avec ses spécificités à l'édification de la nation qui doit être, comme l'écrit si bien Ernest Renan, «un plébiscite de tous les jours».

A une dernière question du modérateur Ahmed Lahri: Comment voulons-nous voir l'Algérie du futur.

 

Tous les intervenants se sont mis d'accord sur la nécessité d'une bonne gouvernance et d'une justice impartiale (Driss Allouache). Il faut remettre les Algériens au travail et prendre exemple sur les Japonais qui travaillent efficacement 7 heures contre 1 heure pour les Algériens (Pr Zoubir Mouaki Benani). Il nous faut aller vers une économie diversifiée en dehors de la rente, préciser les préoccupations du citoyen et le changement doit se faire par chacun de nous (Samy Boukaila). Aller vers une société de la confiance, sans piston, sans passe-droit, et prendre les virages pendant qu'il est encore temps et éviter le syndrome du Titanic (Naji Belhassine).

 

J'ai eu à conclure en appelant à une école qui fait rêver, véritable ascenseur social pour le mérite, la nécessité d'aller vers la légitimité du savoir. Il nous faut aller vers des états généraux sur les grands chantiers en faisant participer la société. Seul le parler-vrai, et le bon exemple donné par les gouvernants permettront de donner un destin à cette Algérie qui nous tient à cœur. «Allons-nous mourir en nains, quand nous sommes nés géants?» Nous n'avons pas de temps à perdre. Les défis sont là, les chantiers sont là, les compétences sont là. En avant!

 

1. Panem et circenses : Encyclopédie libre Wikipédia

 

Professeur émérite Chems Eddine Chitour

 

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

 

http://www.alterinfo.net

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