L’argent gouverne le monde ou est à son service

Philippe Mastronardi et Peter Ulrich
Mardi 8 Novembre 2011
Les États ont libéré les marchés financiers sans leur imposer de responsabilités et maintenant le système financier domine le système politique. Sous le régime actuel des marchés financiers, les choses ne vont pas changer. On pourra empêcher les bulles financières spéculatives et stabiliser la situation seulement si l’on n’augmente la masse monétaire qu’au rythme de l’économie réelle.
par Philippe Mastronardi et Peter Ulrich,* membres de Kontrapunkt**
Il a fallu que des agences de notation rendent leur jugement sur la superpuissance américaine et sur divers pays européens surendettés pour que nous commencions à comprendre à quel point notre économie actuelle marche sur la tête. Des sociétés privées décident de la confiance que l’on peut accorder à des pays entiers et, dans le cas des États-Unis, elles justifient leur décision en affirmant qu’il ne suffit pas de rogner sur les programmes sociaux, qu’il faut les réformer fondamentalement. Mais la justification pourrait être toute différente puisque l’«instance» évaluatrice ne doit rendre de comptes à personne. Certes, les gouvernements concernés réfutent ces évaluations mais ne sont pas entendus par les marchés financiers. Les agences de notation ignorent les procédures démocratiques ou constitutionnelles de la séparation des pouvoirs, elles se situent donc manifestement au-dessus et sont fermées à toute discussion. La vérité est décrétée par des experts privés qui obéissent à la logique des marchés et non à la raison publique.
Le fait que les marchés financiers gouvernent de plus en plus l‘économie réelle est devenu manifeste au plus tard au moment de la crise de 2008. En outre, aujourd’hui, il apparaît clairement combien ils dominent le monde politique. Un nouvel ordre mondial s’est imposé: le pouvoir suprême appartient aux marchés financiers, puis vient l’économie réelle et finalement l’action politique au sein des pays et entre les pays. Les États entrent en compétition internationale pour obtenir les meilleures conditions d’investissement, c’est-à-dire celles qui apportent les profits les plus importants à l’économie privée. Ainsi, la logique concurrentielle nécessaire à l’intérieur des États a fait place à une compétition entre États presque dépourvue de règles. Maintenant, les intérêts des investisseurs et des entrepreneurs en matière de valorisation des capitaux déterminent largement ce qui est politiquement «possible» et «nécessaire». Et comme l’«industrie financière» qui, à vrai dire, ne produit rien, est naturellement la plus proche de ces intérêts, elle prime sur l’économie réelle. Cette dernière dépend, pour financer ses opérations commerciales, de services financiers efficaces et avantageux mais leurs missions, qui étaient à l’origine au service de l’économie, ne sont plus depuis longtemps au centre de l’économie financière, celle-ci se considérant avant tout comme un secteur de l’économie privée qui, avec ses «produits financiers», «fait de l’argent» si possible sans passer par l’économie réelle.
C’est pour obéir à cette conception privée de la finance qu’au cours des 30 dernières années, les Etats ont considérablement dérégulé l’économie financière si bien qu’elle ne connaît presque plus de restrictions. Pour justifier cette libéralisation des marchés financiers, on a souvent invoqué l’argument qu’elle apporterait un dynamisme nouveau à l’économie tout entière. Or elle a – indépendamment d’une redistribution des revenus et des fortunes au détriment des pauvres et au profit des riches – entraîné avant tout une grande instabilité quasiment impossible à maîtriser dans les situations de crise. En effet, les acteurs des marchés financiers peuvent échapper n’importe quand à des tentatives de régulation qui leur déplaisent en se délocalisant là où les réglementations sont moins strictes ou en menaçant de refuser d’accorder les financements nécessaires et en exerçant ainsi un chantage sur les gouvernements.
Ainsi, par une attitude, tout à fait compréhensible, de peur de la réaction des agences de notation et des marchés financiers, les politiques responsables n’osent toujours pas prendre la mesure consistant à restructurer la dette grecque de manière ordonnée. Ainsi, l’économie financière demande des comptes à toutes les autres forces sans, de son côté, se sentir responsable vis-à-vis d’un quelconque (contre-)pouvoir. Le dicton selon lequel l’argent gouverne le monde est plus que jamais valable: il concerne, outre les détenteurs individuels de capitaux, le système financier mondial dans son ensemble. Le pouvoir systémique d’un ordre capitaliste sans limites se superpose au pouvoir personnel des possédants.
C’est pourquoi, dans ces circonstances, les efforts des gouvernements pour maîtriser la crise semblent dérisoires. Les exigences du monde financier doivent avant tout être satisfaites par des mesures de rigueur prises aux dépens des travailleurs et des contribuables sans qu’on se pose de questions sur leur légitimité. Elles reviennent trop souvent à détruire le ciment social de la solidarité et la cohésion entre les citoyens, fondement de la démocratie. A la suite du caractère malsain des rapports de pouvoir dont nous venons de parler, il n’est plus guère question, quand il s’agit du secteur financier, du principe – généralement accepté en d’autres circonstances – selon lequel les responsables doivent payer. Au contraire, le constat selon lequel ont privatise les profits et socialise les pertes est encore plus valable qu’avant la crise.
La plupart des mesures de soutien des banques systémiques ne sont rien d’autre. Que l’on pense à la reprise de leurs «titres pourris» par les banques centrales, aux «plans de sauvetage», aux programmes de «quantitative easing» (augmentation de la masse monétaire par le rachat d’emprunts d’Etats, de devises, etc.). Ce n’est pas la seule raison mais une raison importante de la montée en flèche de la dette de nombreux États. Ainsi, la crise des marchés financiers est devenue une crise de la dette internationale difficile à gérer.
Jusqu’ici, dans le monde, les gouvernements n’ont pas attaqué le mal à la racine. Ils continuent de se contenter de traitements des symptômes qui paraissent dépourvus de ligne directrice. Or les retouches apportées au système ne servent à la rigueur qu’à gagner du temps et ne font que reporter l’effondrement redouté à plus tard, à un moment où les effets seront probablement encore plus graves. Certes, certains Etats sont eux-mêmes en partie responsables de leur endettement colossal: ils ont, par opportunisme, essayé de profiter du dynamisme du monde financier dans la compétition internationale. Mais ce faisant, ils se sont rendus dépendants de la finance au lieu d’adopter une politique contrôlable et comportant peu de risques. Il faut sortir de ce cercle vicieux.
Cette brève analyse montre déjà qu’une profonde réforme du système est nécessaire. Il faut une nouvelle «constitution» (Verfassung) mondiale des marchés financiers qui rattache efficacement les marchés financiers hypertrophiés à l’évolution de l’économie réelle et qui évite aux États de devenir le jouet de spéculations financières.
Que faire pour que l’argent ne soit plus le maître du monde mais son serviteur? Les Etats doivent considérer avec sérieux l’approvisionnement en monnaie et en crédits comme une infrastructure économique. Il faut réformer profondément la «constitution» des marchés financiers selon les principes suivants:
1.    L’approvisionnement de l’économie en monnaie et en crédits est un service public. Le marché financier n’est pas un marché ordinaire dans lequel l’autonomie de chaque acteur est le bien suprême mais un espace public au sein duquel s’accomplit une mission économique et sociale fondamentale. Le secteur financier est un service public.
L’économie moderne ne peut fonctionner que sur la base d’une responsabilité étatique vis-à-vis de l’approvisionnement en monnaie et en crédits. Ce que, d’un point de vue économique, on considère comme le marché fait partie, au point de vue politique, aux conditions fondamentales d’une économie efficace et doit donc devenir une mission étatique aux points de vue juridique et politique. Il faut décider démocratiquement des parts respectives que doivent prendre à cette tâche les moyens financiers du marché et les acteurs privés.
2.    Le modèle traditionnel de surveillance – le concept de contrôle étatique du marché – doit être remplacé. Jusqu’ici, selon le paradigme du «libéralisme», les marchés financiers étaient réglementés sur la base d’un modèle dont le principe était que la liberté économique valait pour tous les acteurs. L’Etat n’exerçait qu’une surveillance de caractère policier afin de prévenir ou de remédier aux effets nuisibles. Aussi son action avait-elle toujours un caractère réactif ou correctif et elle ne maîtrisait jamais les causes et la dynamique profondes des problèmes.
Selon ce modèle, il fallait accepter les crises financières parce qu’elles étaient le prix à payer pour la liberté économique. Elle ne pouvait être que l’occasion de renforcer la surveillance et les conditions générales. Nous constatons maintenant que ce modèle a échoué.
3.    La future «constitution» des marchés financiers doit être axée sur le modèle de la garantie. Si l’approvisionnement en monnaie et en crédits est un service public, il doit être organisé comme une infrastructure publique, à l’instar de la justice, de l’école, des transports publics et de l’approvisionnement énergétique. Le modèle de surveillance doit être remplacé par le modèle de garantie: l’Etat garantit l’approvisionnement de l’économie en monnaie et en crédits par l’intermédiaire d’acteurs du secteur privé.
Que représente ce modèle de garantie? Il comprend trois responsabilités qui peuvent être réparties entre l’Etat et le secteur privé. L’Etat doit garantir un approvisionnement efficace de l’économie en monnaie et en crédits («responsabilité de garantie»). Il peut charger des prestataires privés de remplir la mission publique selon des directives et des objectifs («responsabilité d’exécution»). Si les acteurs privés échouent dans leur tâche ou qu’ils outrepassent les limites de leur mandat, l’Etat peut leur retirer ledit mandat et le confier à des tiers («responsabilité d’intervention»).
Mission de l’Etat ne signifie donc pas nationalisation! Selon le concept moderne de public gouvernance, des missions publiques peuvent être remplies de différentes manières grâce à une interaction entre l’Etat et le privé. Seule la responsabilité de l’Etat de fournir un service d’intérêt général a un caractère dominant. La question de savoir dans quelle mesure l’Etat remplit cette mission lui-même dépend des situations et cela doit être décidé démocratiquement.
En matière de marchés financiers, il faudra répartir les missions entre une instance étatique autonome (en Suisse la Banque nationale) et un secteur financier privé. A vrai dire, l’expérience nous apprend qu’il faudrait donner à la banque centrale plus de compétences que par le passé.
4.    Dans le secteur financier, il faut imposer la primauté de la démocratie sur le pouvoir économique. Les Etats doivent retirer aux banques l’autorisation de créer de l’argent. En effet, aujourd’hui, l’argent se crée en grande partie à travers le crédit, quand les clients des banques s’endettent. Étant donné le peu d’exigences en matière de fonds propres, les banques d’affaires peuvent créer de cette manière d’énormes quantités d’argent scriptural qui sert en grande partie à des spéculations sur les marchés financiers, si bien que les banques centrales ont perdu le contrôle de la masse monétaire. A l’avenir, la monnaie scripturale devra, comme les pièces de monnaie et les billets, être un moyen de payement qui ne peut être créé que par la banque centrale (réforme du «Vollgeld», argent couvert à 100%). On rétablit ainsi le monopole monétaire légal. La banque centrale n’émet que la quantité de monnaie nécessaire au développement de l’économie et elle fait en sorte que la masse monétaire reflète le volume de l’économie réelle. Le rôle des banques n’est plus que de distribuer et de gérer l’argent: opérations de payement, octroi de crédits (dans la mesure où ils sont couverts par le «Vollgeld»), services financiers pour l’économie réelle et gestion de la fortune des particuliers.
Les banques centrales fixent également les limites de l’activité économique du secteur financier. Elles soumettent à autorisation certaines activités et interdisent les produits financiers nuisibles à l’économie, par exemple les paris sur la solvabilité des Etats.
Dans ce but, il faudra, à l’échelle nationale, des règles constitutionnelles qui précisent quelles décisions doivent être prises démocratiquement, lesquelles doivent
être déléguées à la banque centrale et lesquelles peuvent être confiées au secteur financier.
L’argent peut devenir le serviteur du monde dès que l’on se rend compte qu’il menace de nous asservir. L’argent libère, mais seulement si nous le soumettons à notre responsabilité démocratique.     •
*    Les deux auteurs sont professeurs émérites de l’Université de Saint-Gall: Philippe Mastronardi enseignait le droit public et Peter Ulrich l’éthique économique.
**    Kontrapunkt, «Conseil suisse de politique économique et sociale», a été créé à l’initiative du «Réseau pour la responsabilité sociale dans l’économie». Il comprend actuellement 27 membres et s’est fixé pour objectif d’approfondir le débat public, souvent polarisé et superficiel, par des contributions interdisciplinaires fondées sur les connaissances scientifiques actuelles. Il souhaite faire connaître des aspects négligés des problèmes et contribuer à rendre le débat plus objectif.
    Les membres suivants de Kontrapunkt ont signé ce texte: Beat Burgenmeier, économiste, Université de Genève; Jean-Daniel Delley, politologue, Université de Genève; Peter Hablützel, Hablützel Consulting, Berne; Gret Haller, Université de Francfort-sur-le-Main; René Levy, sociologue, Université de Lausanne; Gudrun Sander, économiste, Université de Saint-Gall; Beat Sitter-Liver, professeur de philosophie pratique, Université de Fribourg jusqu’en 2006; Mario von Cranach, psychologue, Université de Berne; Karl Weber, sociologue, Université de Berne; Theo Wehner, psychologue, Centre pour les sciences de l’organisation et du travail, EPFZ; Daniel Wiener, MAS Arts Management, Bâle; Liliana Winkelmann, M.A., Université de Zurich.
Contact: Secrétariat de Kontrapunkt, c/o ecos, 4051 Bâle, Daniel Wiener, tél.: +41 61 205 10 10 ; www.rat-kontrapunkt.ch

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